Sophie Grenier, 46 ans, sociologue et directrice de la prospective et de l’innovation à l’agence de design Dragon Rouge.
J’ai un nez très développé depuis toujours. Quand j’étais ado je me souviens que ce qui me sensibilisait chez les garçons, c’était souvent l’odeur de leur pull! Qui en fait sentait bon la lessive… A l’inverse, une mauvaise odeur peut être rédhibitoire : il y a une dizaine d’années, un prétendant m’avait invitée à voir un spectacle. Sur le papier, il avait toutes ses chances, mais tout le temps qu’on a été assis dans la salle, j’ai été gênée par l’odeur de sa veste qui sentait le sale et le tabac froid. Ca ne l’a pas fait. Avoir cette sensibilité est finalement assez handicapant car on rencontre plus de mauvaises odeurs que de bonnes dans la vie de tous les jours, dans le métro ou dans la rue. Mais l’avantage, c’est qu’on sait qu’au prochain pâté de maisons on va probablement tomber sur une crêperie, qu’untel est passé par là ou que, tiens, la voisine s’est remise à fumer.
Mais venons en au parfum. Le premier acte d’un parfum, c’est l’identité. Et l’identité olfactive est aussi importante qu’un style vestimentaire ou qu’une attitude. Moi, je porte Le Mâle de Jean Paul Gaultier depuis l’année de son lancement, en 1995. C’est grâce à un ami designer que je l’ai découvert : il est entré dans mon bureau, j’ai fait « woaw, tu sens bon, c’est quoi ? », et lorsqu’il m’a dit ce que c’était, je ne me suis pas posé de questions. Ni de savoir si c’était sexué, ni si c’était gênant de porter un parfum qui s’appelle Le Mâle. Je suis juste rentrée par l’odeur, que je trouvais infiniment délicieuse, et qui avait su titiller mon nez. Je l’ai adopté très rapidement et je ne l’ai plus jamais lâché, pour la simple raison que tous les autres parfums que j’aimais étaient déjà associés à des personnes de mon entourage, et que l’idée d’avoir un jumeau olfactif me gêne beaucoup. Ce n’est pas une histoire d’usurpation ou de marcher sur les plates bandes de l’autre, mais juste que ces parfums m’évoquent déjà tellement quelqu’un d’autre que, si je les portais, j’aurais l’impression de me désincarner de ma propre odeur, de jouer à être l’autre.
De façon très narcissique, j’aime le fait qu’on me dise régulièrement que je sens bon. Et je réponds « merci », ce qui est complètement crétin. Souvent, les gens me demandent « mais tu portes quoi ? », et ce qui m’intéresse dans cette question, c’est que je sais qu’on me la pose parce que l’odeur est connue, mais on part tellement sur l’idée que je porte un parfum de femme qu’on ne trouve pas. Alors je réponds à ces gens de chercher mieux. Et quand je leur dis que c’est un parfum pour homme, ils finissent par trouver. Un jour dans le métro, j’entendais trois petites nanas assises à côté de moi dire « Oh là là, le mec là bas, il sent grave Le Mâle, dis donc, il s’est vidé le flacon sur lui » et je les ai vues se décontenancer quand elles ont compris qu’en fait, c’était moi. C’est amusant, ce décadrage : on s’attend tellement à sentir ce parfum sur une identité particulière que lorsque ce n’est pas le cas, ça crée un accident olfactif, une vraie rupture.
Avant Le Mâle, j’ai porté Azzaro pour homme, au lycée, puis Antaeus de Chanel, pendant très longtemps, avant de faire un petit passage par King Kong de Kenzo, que j’adorais mais qui n’existe plus. Puis j’ai rencontré Jean Paul… J’aime les parfums à forte personnalité, mais la question de savoir pourquoi je n’ai quasiment jamais porté que des parfums d’homme, je ne me la pose pas plus que ça.
Il y a plein d’autres parfums que j’adore : les Jardins d’Hermès, par exemple, sont délicieux. Quand je tombe sur un flacon, je m’en asperge un peu le poignet, juste pour le plaisir de le sentir dans la journée. Un autre dont je raffole, c’est Allure Homme Sport Cologne de Chanel, avec lequel je parfume ma maison. Il ressemble un peu à L’Eau d’Hadrien d’Annick Goutal, avec ce côté très agrumes, hyper vivifiant, mais il a une meilleure tenue. Sinon, j’ai beaucoup d’affection pour les parfums Dior auxquels ma maman est fidèle, notamment Diorissimo. Et j’adore Terre d’Hermès, qui est selon moi le parfum le plus sexuel de sa génération, une espèce de condensé d’attirance. Je pense que Terre est, pour son époque, une identité aussi importante qu’ont pu l’être Eau Sauvage, Habit Rouge ou Pour un Homme, ces parfums intemporels et universels qui ont marqué leur temps.
Un truc génial, avec le parfum, c’est qu’en termes de communication on peut tout lui faire dire. Le parfum est le seul univers dans lequel on peut tout exprimer immédiatement et qui ne soit pas tenu par des législations particulières. Comme on ne peut pas le sentir à travers son support de publicité, il faut réussir à en parler sans le proposer directement, en lui inventant un imaginaire qui sera sa première vitrine. C’est de la créativité pure. D’ailleurs, quand je travaille en tendances prospectives, je commence souvent en observant ce qui se passe dans le parfum parce que c’est vraiment le domaine culturel dans lequel on va voir émerger en premier les signes du temps.
Sophie Grenier, 46, sociologist and head of trends and innovation at Dragon Rouge design agency.
I have always had a very developed nose. I remember how, as a teenager, I tended to fall for boys because of how their sweater smelled. Which, in fact, smelled of laundry… On the contrary, a bad smell can be a deal breaker: about ten years ago, a guy asked me out and invited me to see a show. On paper, he had all his chances, but for the whole time we were sitting in the room, the smell of his jacket bothered me, a mix of dirt and stale tobacco. It didn’t work out. Having this sensitivity is kind of like a handicap because, in the end, there are more bad smells than there are good ones in everyday life, in the metro or on the street. But the advantage I have is that I know that there’s probably a crepe place right around the corner, that such person was just here or that, what do you know, the neighbor’s started smoking again.
But let’s talk about perfume. The first thing there is about perfume is identity. And an olfactory identity is just as important as a style of clothes or an attitude. I’ve been wearing Jean Paul Gaultier’s Le Mâle since the year it was launched, in 1995. I discovered it thanks to a designer friend: he walked into my office, I said “woaw, you smell good, what is it?” and when he told me what it was, I didn’t think too much. I didn’t care whether it was gendered, or whether I should be bothered to wear a perfume called Le Mâle. I just fell for the smell, which I thought was infinitely delicious, and which had gotten my nose’s attention. I adopted it very quickly and I never let it go, for the simple reason that all the other perfumes I liked were already taken by people I knew, and that the idea of having an olfactory twin disturbs me a lot. It’s not about usurping or stepping on someone’s toes, just that these perfumes are already associated with other people in my mind in such a way that, if I wore them, I would feel like I disincarnate from my own smell, that I pretend to be the other.
In a very narcissistic way, I love that people regularly tell me I smell good. To which I answer “thank you”, which is completely stupid. People often ask me “but, what is it that you wear exactly?”, and what I find interesting about this question is that I know I get asked because I smell familiar, but the idea that I must be wearing a women’s perfume prevents people from finding what it is. So I tell them to think harder. And when I say it’s a man’s perfume, they eventually find it. One day in the metro, these three girls sitting next to me were like “Look at that guy over there, he totally smells like Le Mâle, he must have emptied the bottle on him” and I saw the look on their faces when they understood it was actually me. It’s a funny thing: because people expect to encounter this perfume on a particular type of person, when they don’t, it creates an olfactory accident, a real rupture.
Before Le Mâle, I wore Azzaro pour Homme, in high school, and then Antaeus by Chanel, for a very long time, and after that I had a short thing with Kenzo’s King Kong, which I loved but doesn’t exist anymore. And then I met Jean Paul… I love perfumes with a strong personality, but why I almost only ever wore men’s perfumes, I don’t ask myself too much.
Besides the ones I have worn myself, there are lots of fragrances I love: Hermès’ Jardins collection, for example, is delightful. When I stumble upon a bottle, I spray a few drops on my wrist, for the sheer pleasure of smelling it during the day. Another one I love is Allure Homme Sport Cologne by Chanel, which I made my home fragrance. It smells a little like Annick Goutal’s L’Eau d’Hadrien, with this very citrusy, invigorating feel, except it lasts longer. I also have a great affection for Dior perfumes, which my mom is faithful to, especially Diorissimo. And I love Terre d’Hermès, which is for me the most sexual perfume of its generation, a kind of attraction concentrate. I believe that Terre is, for its own era, an identity as important as Eau Sauvage, Habit Rouge or Pour un Homme have been – these timeless, universal fragrances that have marked their time.
One great thing about perfume is that, in terms of communication, you can make it say anything. Perfume is the only universe in which you can express everything immediately and which is not regulated by particular legislations. Because we can’t smell it through its advertising medium, you have to manage to talk about it without proposing it directly, by inventing an imaginary world that will be its first window in the world. It’s pure creativity. In fact, when I work on prospective trends, I often start by observing what’s happening in perfume because it is the one cultural field in which one can see the signs of time emerge.
